"Greg, c'est toi qui prendra le départ demain !"
Cette pensée m'aura obsédé de mon coucher jusqu'au bordel de réveil déchaîné par le téléphone de service. A 1 heure du départ, je suis complètement absorbé par ces quelques instants d'intensité extrême, annonceurs et libérateurs de la course imminente. L'humeur facétieuse de notre ravitailleur est heureusement là pour détendre l'esprit. Un café, un ballon de foot, 2 hurluberlus... Il n'en faut pas plus pour entamer une partie de foot sur le goudron du paddock. Préparation physique avant la course, penseront certains ? Même pas ; juste l'équipe des bras cassés qui se met en route. Instants fugaces précédent les férocités de la compétition.
8 h 29 – Le souffle demeure stable, le pouls augmente de manière significative, la vision se concentre, la tension est palpable. Dans ma main droite, le bout du bracelet coupe-circuit est fermement maintenu, prêt à s'enclencher aussi vite que son réceptacle le voudra bien. Jambe droite fléchie en avant, tête tournée sur la gauche, je guette le drapeau du départ. Les secondes s'égrènent, trop lentement... Combien reste t'il de temps ? Que va-t-il se passer ? Suis-je prêt ? Quel est le...
GO ! Tout le monde s'élance ! En une fraction de seconde, je donne l'impulsion et projette mon corps vers la R1 n°14 qui m'attend, tenue ce matin par Cedr et son bras dans une attelle. Je cours. La vision se rétrécit, je ne vois plus que mon objectif : la moto – tout est trouble autour. Je cours toujours. Qu'ils sont long ces 13 mètres qui nous séparent ! A chacune de mes enjambées, je ressens un peu plus l'afflux d'adrénaline envahissant mon organisme. Chaque pas est une décharge. Je cours encore. J'y suis presque. 2 mètres – Je lance mon bras pour attraper l'embrayage. 1 mètre. Ma jambe s'élance par-dessus la selle et le corps suit dans l'élan. C'est bon, je suis dessus. Les cris d'encouragements ne sont pas débordés par les hurlements des moteurs, donc, personne n'a encore démarré. Brève pensée de soulagement.
Clac ! Mon pouce écrase le poussoir sur le coupe-circuit, maladroitement. Est-ce que c'est bon ? Pas le temps de gueniller, un 4 cylindres vient de rugir à droite. Je lance le démarreur. Rien !
Zut et zut et vite ! Ca ne marche pas. J'insiste à nouveau pour enfoncer le poussoir tandis que se vide la place occupée par la R1 de gauche. Vroum, Vroarr, brooo !!!! Ils sont tous en train de partir au combat ; c'est l'horreur – La R1 n°14 est toujours muette devant le muret des stand...
"DEMARRRREEEEEEE !!!!" hurles-je avec l'énergie du désespoir. J'ai du éclater une douzaine de dents tellement j'ai serré fort la mâchoire au moment de ré-appuyer sur le démarreur. Dji dji djiiiiiii.... VBROUMmmm ! Ahhhhh ! Ca y est – c'est parti. Gaz !
Le M.R.T 14 s'élance pour le 2eme round, avec 25 m de retard sur l'avant-dernier équipage. Il est 8 h 30 mn et 20 sec ; Greg part à l'attaque !
"OK. Tout va bien, je suis parti" penses-je en accélérant avec souplesse (les pneus ne sont pas encore en température). "On boucle ce tour vite et après, j'envoie la sauce". C'est qu'ils m'ont tous énervés à partir comme ça sans moi. Maintenant que l'angoisse du départ se dissipe, la phase 2 va pouvoir se mettre en place.
C'est qu'on a élaboré une stratégie ce matin :
- 1ere option : La moto tourne une demi-heure. A ce délai, on présente le panneau stop, et si le pilote sent qu'il peut tenir le coup, on valide la ->
- 2eme option : il continue et boucle une heure complète. Ca ne fera qu'un seul arrêt, durant lequel on ravitaillera. Ca va être chaud, et on improvisera.
J'y penserai plus tard. Le triple gauche arrive. En le négociant correctement, je vais en dessouder un max. Je rentre fort, négocie, prend le temps de jauger les cibles en approche. Sortir du dernier gauche et souder à la corde. Ca pousse, ça transforme, 2 cibles sont à portée de freinage. Je passe à droite, les double, attrape les freins au dernier quart de seconde et les plante sur place à l'entrée du virage du pont. Bingo, c'est dans la boite. Je ne m'éternise pas là, renvoie la sauce et... "Bon, aux suivants !". Cette attaque m'a galvanisé comme ce n'est pas permis. Déjà 2 autres cibles sont en vue en sortant du Carrierrasse, et devant, ça ne mollit pas ! Dans ma tête comme sur le compteur, les émotions et les sensations turbinent à 200 à l'heure. La poignée déguste, les pneus ramassent, le moteur vocalise watts et décibels pendant que je prends un panard dingue à remonter concurrents sur concurrents. A chaque nouvelle attaque, c'est plus dur, plus intense. Il faut aller chercher le freinage plus loin, passer toujours plus vite sans prendre le risque de fracasser la meule. La fourche s'écrase, les bras dérouillent, le virage passe, l'adversaire s'efface. Je remonte, je remonte, on est bon, on y croit. De l'impulsion électrique dans le neurone jusqu'à la molécule de silice qui s'enfonce dans le goudron, l'équipage 14 vit un grand moment.
Vraoummmmmmm ! Coup d'œil sous la bulle – 220 km/h. Coup d'œil vers Cedr – STOP est inscrit. C'est le signal. 240 km/h avant d'entrer dans le triple. Trajecter et réfléchir après. Le slider caresse la piste pendant que j'analyse rapidement la situation. Je commence à fatiguer un peu mais je me sens bien. Que faire ?
Virage du Cavalet. Rentrer ou tenter un coup de poker ?
Dernière zone rapide avant le virage de la Cuvette. D'un coup, je tilte : "Je peux le faire, et je vais le faire. Je vais vous montrer ce que j'ai dans le ventre. A l'assaut !".
De l'autre coté du muret, Cedr voit débouler un gros 14 avec une poing fermé devant surmonté d'un pouce levé. Info transmise – Greg continue, il fera le relais d'une heure.
Argggg ! A chaque fois, je gagne du temps dans ce freinage ; et à chaque fois, j'écrase les os des bras sur les poignets. Ca va être plus dur que je ne pensais. Mais bon, il ne doit plus me rester beaucoup de temps maintenant avant de finir mon relais. Partons à la pêche aux infos. Un regard vers les panneaux... La sentence tombe : 16 tours. Oups, là, ça va commencer à être très dur. Pour l'instant, tout est encore gérable ; pour l'instant...
"Ah non, ça recommence". Je reconnais bien ces picotements, et dans moins d'un tour, j'en aurais la confirmation. Ca y est, les doigts commencent à s'ankyloser. Le relais devient délicat avec des sensations dans la main droite en constante régression. A cet instant, 3 doigts sont déclarés insensibles à bord de la n°14.
"Et alors, il m'en reste encore 2 pour contrôler !» . Ce nouveau pic de motivation permet d'envisager l'horizon vide de toute cible avec un surcroît de ténacité. Car devant, il n'y a personne pour partir en chasse. J'ai besoin d'un visuel.
Au détour d'un virage, une kawa se pointe à quelques encablures. Sûrement une échappé des stands qui repart avec un nouveau pilote. Je verrouille sur lui, scrute, évalue, repasse en mode attaque. Feu vert pour une nouvelle bataille.
Mais rien n'est joué, loin de là. L'équipage est plus frais que moi, relance bien, ne se laisse pas accrocher... mais n'est pas mieux armé. Rapidement, je me réjouis de la situation : cette kawa est un lièvre qui va m'aider à finir la course. Car si cette "verte" prend le large sur une moitié du circuit, je la rattrape de manière fulgurante du triple jusqu'au Carrierrasse. Ce jeu du chat et de la souris va ainsi durer pendant une bonne douzaine de minutes, et surtout m'aidera à trouver les ressources pour attaquer, encore et encore, garder le contact avec cette kawa et lutter contre cette main droite dont les veines sont à présent rempli de sable.
Au loin, l'embout arrière du ZX-9R me nargue. Le panneau annonce 13 tours. Allez, allez, allez. Pas le moment de flancher. J'en rajoute une couche, prépare une attaque pour le virage suivant et fonce.
Damned, ça ne passe pas. Le lièvre est décidemment coriace. Il va falloir tenter une estocade plus musclée... quand je l'aurais rattrapé. 11 tours. Désespérant. J'arrête de regarder ce panneau qui ne fait qu'ajouter du stress à cette situation où tous mes sens sont dans le rouge. La précision et la force de mes freinages me sont informés par la douleur ressentie dans les bras et non plus par mes mains qui perdent à chaque tour un peu plus de sensibilité. Serrer les dents, tenir, y croire, se battre.
Ca vombrit derrière ! Il doit y voir 2 ou 3 excités à l'affût d'une erreur pour me déboîter à la sortie d'un virolo. Si vous croyez que je vais me laisser faire... ! A 9h 15 du matin, Greg est décidé à ne rien lâcher. Sur le bord de piste, se doute t'on de l'intensité du moment entre les vibreurs ?
Entrée en virage complètement loupée. La fatigue commence à prendre le contrôle de l'équipage 14. Il reste 5 tours à accomplir d'après le panneau que j'ai cru apercevoir en hurlant dans la ligne droite. 5 tours, ça veut dire que Mat commence à se préparer, qu'il faut tenir, qu'on peut faire un joli coup sur cette action. Plus que 3 tours. Les trajectoires sont de plus en plus hésitantes. Blessé dans mon amour propre, je prend la décision de calmer un peu le jeu. Mieux vaut perdre une seconde au tour et ramener la meule que flirter avec la catastrophe. A ce moment, mon compagnon de route et d'arsouille rentre au stand pendant qu'une RSV-R s'incruste dans l'espace gauche que j'ai laissé libre. Courage. Se ressaisir ! Et finir ce relais en beauté. Une dernière attaque serait la bienvenue. A la remontée du Cavalet, un freinage généreux m'offre mon dernier dépassement sur un concurrent manifestement aussi crevé que moi. Un dernier passage à fond dans la ligne droite signe mon dernier tour. Sous le casque, la joie m'envahit pendant les virages qui se passent désormais en automatique. Je pense très fort, espérant qu'elle m'entende : "Je te confie Mat ! Fais lui honneur !". Comme pour me répondre, la R1 accélère de plus belle pour se précipiter dans les stands. Je la calme en y entrant. Pas plus de 60. Là bas, le box, Mat, l'équipe, à boire...
Un dernier geste avant d'expédier la deuxième salve. "Dégoupille Richi, je recueille les vis". Je suis le plus près et j'ai déjà intercepté la première tige. Plus la peine d'angoisser devant les secondes, par dizaines, qui s'écoulent. Subir, attendre, observer cette BTR qui tourne trop lentement pour nous tous. L'Acerbis vomit tout ce qu'il peut ; le réservoir déglutit. Je rends les vis. Le temps de retourner dans leurs logements et Mat prend sa place au poste de combat. Dernier coup de serrage. Le moteur reprend vie. On s'éloigne....
"Vas-y Mat – Fonce !!!"
Ce dernier bout d'histoire lui appartient, et conclut un week-end de magie. L'Endurance est entrée en nous ; elle n'est jamais partie depuis.
A l'issue de sa première participation à une compétition officielle, Le Motoplanete Racing Team 14 finit 7ème de la finale B, finale qui devrait être rebaptisée Trophée de France prochainement. Nous sommes venus le cœur léger, nous avons assuré comme une sacrée bonne équipe, et ce n'est pas peu dire que d'affirmer : "On a passé un super week-end ! C'est quand la prochaine course ?"